Sur une falsification historiographique. Sylvain Piron

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Sylvain Piron [1] : "Sur une falsification historiographique", Revue de synthèse : tome 129, 6e série, n° 4, 2008, p. 617-623.

Aristote au Mont-Saint-Michel est un essai tendancieux, mal construit et mal informé, qui ne mériterait pas d’être signalé et discuté dans une revue scientifique, n’était le retentissement qu’il a provoqué dès sa parution en mars 2008. En quelques semaines, le livre a bénéficié de recensions favorables dans la presse quotidienne, suscité l’indignation de la presque totalité des spécialistes concernés, mais surtout rencontré un large public. Différents facteurs peuvent expliquer ce succès de librairie, le principal d’entre eux étant assurément le fait que cet ouvrage donne un semblant de respectabilité savante à de très vieux préjugés revenus dans l’air du temps : l’islam est incompatible avec les valeurs occidentales et d’ailleurs, nous dit Gouguenheim, il l’a toujours été. Sous des dehors érudits, son travail n’est en réalité qu’une tentative de fournir un argumentaire historique à l’appui d’une thèse politique qui perçoit l’islam contemporain comme un danger pour l’identité occidentale.

Si elle peut égarer le grand public, cette publication met rapidement en alerte un lecteur un tant soit peu averti. Les erreurs factuelles ou les imprécisions sont innombrables, les lacunes bibliographiques colossales, le choix des auteurs de référence est souvent discutable, l’information est fréquemment de troisième main, utilisant davantage les manuels universitaires que les travaux de recherche. Ces approximations reflètent pour une part les ignorances d’un néophyte qui n’avait publié auparavant aucun article scientifique sur les questions d’histoire des savoirs dont il traite ici. Mais, de la part d’un universitaire, ces manquements répétés aux exigences du métier d’historien ne peuvent être involontaires. Nous ne sommes donc pas confrontés à une accumulation de maladresses sur un sujet reconnu comme étant particulièrement délicat, mais bien à une falsification délibérée. Or il n’y a pas lieu de débattre avec un livre de mauvaise foi. Face à un tel objet, la tâche de la critique est plutôt de démonter une argumentation de bout en bout fallacieuse, de façon à faire ressortir les intentions qui animent cette entreprise.

Cette manipulation, souvent brouillonne et maladroite, a recours à une série de procédés d’écriture qui se laissent facilement percer à jour. Par le plus criant d’entre eux, que l’on peut ranger globalement à l’enseigne de la dénégation, l’auteur révèle ses arrières-pensées en proclamant ne pas les avoir ou en les imputant aux auteurs qu’il combat. On notera pour commencer son remarquable : « Mon intention n’est pas polémique » (p. 10). Ce procédé le conduit à reprocher à ses adversaires des fautes qu’il commet lui-même. Critiquant Marcel Détienne, il dénonce sur un point « un oubli trop frappant pour ne pas être volontaire » (p. 176). Or c’est bien ainsi qu’il agit lui-même au fil de son livre, en exagérant l’importance de faits mineurs tout en passant sous silence des données massives qui contrediraient ses affirmations. Dans le registre de la dénégation, la perle la plus admirable se lit dès la première page : « La thèse n’aurait en soi rien de scandaleux, si elle était vraie. Il reste qu’elle repose sur un certain nombre de raccourcis ou d’approximations, et qu’elle fait l’économie d’une série d’éléments pourtant bien établis. Elle relève ainsi, malgré les apparences, plus du parti pris idéologique que de l’analyse scientifique » (p. 9). Ces quelques phrases décrivent exactement le statut du livre qui va suivre. Il n’y a rien d’étonnant à cela puisque Gouguenheim présente par ces mots la thèse qu’il entend pourfendre. Prétendant s’opposer à un discours commun, qui en réalité ne correspond pas à une position scientifique précise mais à une simple chimère idéologique, il bâtit lui-même en retour un contre-modèle qui se situe sur le même plan du « parti pris idéologique ». Aux prétendues thèses de la « dette » de l’Europe médiévale envers le monde arabo-musulman, qui impliquerait l’existence de « racines musulmanes de la culture européenne », s’oppose la vision tout aussi sommaire d’un Occident chrétien qui aurait assimilé le savoir de la Grèce antique « par ses propres moyens » et qui y plongerait ses « racines » sans autre intermédiaire. Plus l’épouvantail est effrayant, plus le « rééquilibrage » peut sembler légitime,à ceci près qu’aucun chercheur, et certainement pas Alain de Libera qui est expressément visé dans ces premières pages, n’a jamais soutenu sous cette forme les thèses dénoncées.

La première opération malhonnête menée dans l’ouvrage est donc la fabrication de cette chimère d’une dépendance radicale de l’Occident à l’égard de l’Islam. Si l’on cherche à démêler l’écheveau des amalgames sur lesquels elle repose, un élément arrête l’attention. À deux reprises est cité un rapport du Conseil de l’Europe, rédigé à la suite des attentats du 11 septembre 2001, sur la coopération culturelle entre l’Europe et les pays du Sud de la Méditerranée (p. 15 et 205). Contrairement à ce que prétend l’auteur, il n’est aucunement question dans ce document de « reconnaître la place de l’islam dans le patrimoine européen », mais tout au plus de promouvoir l’écriture commune d’une histoire de la Méditerranée « afin de placer une vision intégrante et non exclusive du passé dans les manuels d’histoire [2] ». Cette référence, et la distorsion qu’elle subit, est doublement intéressante. Elle révèle que l’ouvrage s’inscrit ouvertement dans un débat sur la situation actuelle de l’Occident face à l’islam, avec une volonté marquée d’en durcir les termes. La chimère se prolonge en pure caricature lorsqu’elle évoque « l’opposition d’un Islam éclairé, raffiné, spirituel, à l’Occident brutal, guerrier et conquérant » (p. 17), image dont on peut seulement se demander de quel fantasme elle est issue. Si notre hypothèse d’une écriture dénégatrice est correcte, il serait inquiétant de lire ici, en inversant les termes, la façon dont l’auteur perçoit la divergence actuelle des deux civilisations qu’il oppose.

Une deuxième opération discutable tient au découpage chronologique retenu. Visiblement choqué par le décalage de développement entre les mondes latins et arabomusulmans aux VIIIe-XIIe siècles, l’auteur se focalise sur cette seule période, afin de contester l’idée d’un « âge sombre » européen. Or, en excluant le XIIIe siècle, c’est le moment majeur de réception de la science arabe en Occident qui est écarté et donc la source des objections les plus manifestes à la thèse défendue. La justification de cet escamotage est particulièrement faible. De ce siècle dateraient « les débuts de la science moderne, dont seuls les Européens sont à créditer » (p. 199), qui rendrait vaine la question de l’influence arabe. Pourtant, ailleurs, c’est au XVIe siècle qu’est placé le saut qualitatif (p. 23). Si l’auteur ne semble pas autrement embarrassé par un tel flottement, c’est qu’il possède une conception linéaire et particulièrement simpliste du progrès scientifique : « le développement de l’intelligence et l’accroissement du savoir, une fois lancés, ne s’arrêtent plus » (p. 53). La mauvaise foi est à son comble lorsqu’il prend Albert le Grand comme témoin d’un développement purement endogène de la science occidentale. De tous les savants médiévaux, le dominicain allemand est celui qui a proclamé le plus fortement son mépris pour le médiocre savoir des Latins et son admiration pour celui des Arabes.

L’armature intellectuelle de l’ouvrage est exposée dans le cinquième et dernier chapitre, intitulé « Problèmes de civilisations », qui se prévaut de références appuyées à Fernand Braudel. Par un tour de passe-passe, la critique des dangers de l’« essentialisme  » est immédiatement suivie de la reconnaissance de tendances « essentielles », propres à chaque civilisation (p. 168-169). De ce point de vue, ce sont plus que des tendances mais des permanences sur lesquelles Gouguenheim fonde son opposition des civilisations chrétiennes et musulmanes. Inscrites dans la personne de leurs fondateurs, elles peuvent être résumées d’une image, par les attitudes de Jésus et de Mahomet face à la femme adultère, opposant le refus de la lapidation du premier à la mise à mort réclamée par le second (p. 168). La méthode est, si l’on ose dire, pour le moins lapidaire. Le message subliminal transmis par cet exemple peut se lire comme un clin d’oeil à Robert Redeker : l’islam serait par définition une religion de haine et de violence, le christianisme une religion d’amour et de paix [3] . Une autre distinction essentielle tient à ce que le christianisme est fondé sur un récit, qui imposerait un effort de compréhension et favoriserait de ce fait le jugement critique (p. 200), tandis que l’islam se résumerait à une loi divinement révélée à laquelle on ne peut qu’obéir. De part et d’autre, la simplification est plus qu’excessive. Affirmer que « l’aspiration de l’esprit européen à une pensée libre et à un examen critique du monde trouve, en partie du moins, ses racines dans les enseignements du Christ » (p. 55) revient à faire l’impasse sur les dynamiques conflictuelles qui ont agité l’histoire intellectuelle européenne depuis le XIIe siècle, où les « aspirations à une pensée libre », si l’on peut désigner ainsi la curiosité philosophique, ont le plus souvent été censurées par les autorités ecclésiastiques. Une autre disjonction irrémédiable provient, non plus des religions, mais de l’opposition entre les langues sémitiques et indo-européennes. Dans leurs grammaires respectives serait inscrite une incapacité ou une aptitude à la pensée rationnelle (p. 136-137). Cette incompréhension programmée par avance interdit évidemment tout échange réel entre civilisations. Sur ce point, un détournement conceptuel est particulièrement grossier. La notion de « transmission » des savoirs ne désigne au sens strict qu’un mouvement d’appropriation ; elle est ici comprise dans les termes d’une volonté de transmettre. À ce compte, la victoire est facilement acquise : « ce que l’Occident a découvert, il est allé le chercher directement » (p. 183) ; nul n’en avait jamais douté.

Cet exposé des présupposés permet de résumer très simplement la démarche suivie. Elle vise à illustrer un seul postulat : la raison grecque appartient par essence au christianisme, tandis qu’elle est par nature inassimilable dans la civilisation arabo- musulmane. Il s’agit donc de montrer que la transmission du savoir grec en Occident s’est effectuée plus tôt qu’on ne le croit et sans l’aide d’aucun intermédiaire (chap. I et III), que sa transmission dans la civilisation musulmane a uniquement été le fait de chrétiens syriaques (chap. II) et qu’elle n’a pas donné lieu à une réelle « hellénisation » du monde musulman (chap. IV). Sur tous ces points, les règles de l’enquête contradictoire ne sont pas respectées. On observe à la place des plaidoyers unilatéraux qui forcent la documentation dans le sens souhaité.

Le premier chapitre s’ouvre sur une affirmation forte, « les Évangiles furent écrits en grec » (p. 25), qui néglige le fait pourtant crucial que la langue parlée par Jésus était l’araméen et que sa culture était évidemment hébraïque. Pour un ouvrage en quête de racines, l’oubli total des origines juives du christianisme est assez remarquable. De même, les échanges anciens entre cultures grecque et latine ne donnent lieu à aucune réflexion. On trouve à la place une collection de faits anecdotiques sur la connaissance du grec en Occident au Haut Moyen Âge, souvent exagérés, parfois répétitifs voire contradictoires (tantôt Charlemagne est capable de corriger lui-même le texte grec des Évangiles, p. 35, tantôt il sait à peine lire, p. 56). Les enjeux proprement politiques des relations entre l’empire d’Occident et Byzance, qui dominent la question des échanges linguistiques durant cette période, ne sont jamais mis en avant ni exposés avec l’ampleur souhaitable. La présentation des chrétiens d’Orient, traducteurs en syriaque d’une grande part de l’héritage philosophique grec, ne contient rien de très neuf, si ce n’est des oublis volontaires dans la présentation des milieux culturels abbassides. La mise en valeur du traducteur chrétien nestorien Hunayn Ibn Ishaq s’accompagne d’un silence total concernant Al Kindi, son exact contemporain, qui fut à Bagdad l’animateur d’un autre cercle de traducteurs tout aussi important.

Le chapitre consacré à la réception du savoir grec dans l’Islam se distingue par une disproportion flagrante des critères appliqués pour juger de faits comparables dans les mondes latins ou arabes. L’Islam se voit affligé, par nature, d’une absence de curiosité pour l’autre, au mépris de l’existence de géographes médiévaux qui n’ont pas leur équivalent dans le monde chrétien. Absence de « libre pensée » contestatrice de la religion, ignorance de la langue grecque de la part des principaux philosophes, culture savante limitée à une élite : tous ces traits supposés dénoter la faible « hellénisation » du monde arabo-musulman valent autant, sinon plus, pour la chrétienté latine contemporaine. Derrière de tels jugements partiaux se cache une méconnaissance foncière des enjeux d’une histoire de la philosophie et des sciences. L’aristotélisme serait synonyme de rationalisme tandis que le néoplatonisme serait à classer du côté de la mystique, ce qui autorise, par exemple, à minimiser la pertinence de l’oeuvre d’Avicenne (p. 149). Or c’est précisément la rencontre de ces deux traditions en terre d’Islam qui a durablement orienté la réception de la pensée grecque dans le monde occidental. L’un des textes les plus influents du XIIIe siècle latin, connu sous le nom de Liber de causis, fut composé au IXe siècle à Bagdad dans le cercle d’Al Kindi (un texte apparenté, la Théologie d’Aristote, connut son heure de gloire en Occident aux XVIe et XVIIe siècles). Par cet intermédiaire, et d’autres sources, Thomas d’Aquin fut autant marqué par les courants néoplatoniciens que l’avait été Avicenne. Traiter le premier de rationaliste et le second de mystique est une absurdité difficilement justifiable. Au contraire, ce qu’on attendrait, mais qui n’est pas dans les cordes de l’auteur, serait une véritable confrontation de ces deux immenses penseurs, qui ont effectivement été aux prises avec des problèmes comparables. Dans ce chapitre, les limites, peut-être délibérées, de l’information de Gougenheim sont également en cause. On comprend mal qu’une page soit consacrée à la notion du ‘ilm (science ou connaissance) sans qu’il soit fait référence au grand livre que Franz Rosenthal a consacré aux différents sens de ce mot, Knowledge Triumphant. The Concept of Knowledge in Medieval Islam (Leyde, Brill, 1970). Cet ouvrage qui dresse le tableau le plus complet du véritable engouement spéculatif qu’a connu l’islam médiéval est à lui seul une réfutation des thèses défendues par Gouguenheim. Ce dernier se réfère uniquement aux travaux d’auteurs français tels que Dominique Urvoy, Rémi Brague, René Marchand (davantage utilisé qu’il n’est explicitement cité) ou Anne-Marie Delcambre, tous marqués par une vision très négative de l’islam, en ignorant ceux de spécialistes internationalement reconnus tels que Dimitri Gutas, Gerhard Endress ou Cristina D’Ancona ou des dominicains de l’Institut d’études orientales, de Georges Anawati à Régis Morelon. Plusieurs sensibilités s’expriment dans l’étude de l’islam médiéval ; il est préférable de s’informer le plus largement de ces différentes approches, plutôt que de s’enfermer dans un seul sillon étroit, d’autant plus lorsqu’on n’est capable d’accéder directement aux sources.

Le troisième chapitre, consacré aux traductions d’Aristote par Jacques de Venise, semble avoir été artificiellement séparé du premier chapitre qui s’achevait sur la « renaissance du XIIe siècle ». Sur le personnage même, dont l’oeuvre a été reconstituée il y a longtemps par Lorenzo Minio-Paluello, le livre n’apporte rien de neuf. Les gloses des manuscrits d’Avranches, dont des reproductions sont présentées, ne reçoivent pas ici l’examen attentif qu’elles mériteraient (il est seulement dit, p. 212, qu’elles sont « spectaculaires » ; il aurait sans doute valu la peine d’aller au-delà de l’admiration visuelle pour commencer à les déchiffrer). Certes, l’abbaye du Mont- Saint-Michel a pour caractère remarquable d’avoir conservé, les unes après les autres, les strates successives de la traduction latine d’Aristote, de Boèce à Robert Grosseteste, y compris dans ses versions arabo-latines. En revanche, contrairement à ce qu’annonce la quatrième de couverture, elle n’a jamais été « le centre d’un actif travail de traduction » et Jacques de Venise lui-même n’y a certainement pas mis les pieds. Là encore, les louanges adressées à ce personnage obscur sont totalement disproportionnées. Parmi les autres traducteurs de grec en latin au XIIe siècle, l’activité de Burgondion de Pise est bien plus riche et variée et la seule probité historique appelait à mentionner, en contrepoint, les traductions réalisées sur l’arabe par Gérard de Crémone. Le cas est monté en épingle pour des raisons purement « spectaculaires » : l’équation simpliste qui identifie Aristote à la science tout entière et la présence d’un manuscrit en un lieu tenue pour preuve de sa réception active permettent de faire jouer ensemble deux symboles, pour célébrer l’entrée de la raison dans le sanctuaire du christianisme le plus occidental. On peut juger cette mise en scène d’assez mauvais goût. Une approche plus équilibrée de ces questions devrait conduire à rappeler que, quelles que soient les trajectoires de traduction, l’ensemble du corpus aristotélicien a été lu et compris par les latins, au XIIIe siècle, à l’aide de commentaires byzantins et surtout arabes. La Métaphysique d’Aristote a d’abord été assimilée par les universitaires parisiens dans sa paraphrase avicennienne, avant d’être lue à la lumière des commentaires d’Averroès.

Pour finir, il reste à dire un mot de l’étrange annexe dans laquelle l’auteur revient sur le cas de l’écrivaine allemande Sigrid Hunke, idéologue nazie, figure de la nouvelle droite « païenne » qui, par détestation du christianisme, attribuait tout l’essor scientifique occidental à l’apport musulman. Du point de vue de la discussion historique, cette thèse ne présente pas le moindre intérêt et ne mérite pas même d’être mentionnée dans un travail scientifique. Elle semble n’être invoquée qu’afin de servir d’incarnation ultime à la chimère mise en place dans les premières pages du livre, délivrant un message subliminal inquiétant : « attention, amis de l’islam, vous croyez être de gauche, vous êtes en réalité manipulés par des nazis ». On ne peut s’empêcher de penser que cette figure est ici mentionnée dans un nouvel accès de dénégation. En voulant se démarquer d’une extrême droite fascinée par l’islam, Gougenheim voudrait-il se dédouaner de tenir des propos proches de ceux d’une autre extrême droite, pour qui l’islam menace l’identité de l’Occident ? Il aura beau protester que ce serait lui prêter des intentions qui n’étaient pas les siennes, le message que fait passer son livre se résume assez brutalement : l’Europe ne doit rien aux arabes musulmans qui ont de tout temps été incapables d’accéder à la raison et à la science, du fait de leur religion et de leur langue. Malgré toutes les excuses qu’on peut lui chercher, au bout du compte, ce livre relève davantage d’une propagande idéologique à peine déguisée que d’un travail consciencieux de vulgarisation historique.

Pour terminer sur une note plus positive, on peut tirer des leçons de la manipulation à laquelle s’est livré Gouguenheim. La première est qu’un concept réifié d’« islam » n’est pas opératoire en histoire des savoirs, pas davantage du reste que celui de « christianisme » ou de « raison grecque ». De telles notions interdisent de prendre au sérieux es dynamiques historiques complexes qui se jouent à l’intérieur d’un univers culturel et reconduisent presque inéluctablement à des jugements sommaires sur le génie des langues ou l’esprit des religions. L’histoire des savoirs et de la pensée dans la civilisation arabo-musulmane est un chantier encore largement ouvert. Elle doit être étudiée pour elle-même, dans ses dimensions intellectuelles et sociales, et pas uniquement du point de vue d’une transmission vers l’Occident. L’histoire occidentale elle-même a beaucoup à y gagner, tant il y a de fruits à attendre d’une histoire comparée, menée sereinement, hors de tout esprit de compétition ou d’affrontement.

Serge Piron : "Sur une falsification historiographique", Revue de synthèse : tome 129, 6e série, n° 4, 2008, p. 617-623.

Notes

[1] À propos de Sylvain GOUGUENHEIM, Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne, Paris, Le Seuil (L’univers historique), 2008, 280 p. Sylvain Piron est maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales (E.H.E.S.S., Groupe d’anthropologie scolastique, 131, boulevard Saint-Michel, F-75006 Paris ; sylvain.piron@ehess.fr). Ses recherches portent sur différents aspects de l’histoire intellectuelle du Moyen Âge central, de la pensée économique des scolastiques à l’ecclésiologie des franciscains spirituels. Il vient de publier « Le poète et le théologien : une rencontre dans le studium de Santa Croce », dans Joël Biard et Fosca Mariani Ziani, éd., Ut philosophia poesis. Questions philosophiques dans l’écriture de Dante, Pétrarque, Bocacce (Paris, Vrin, 2008, p. 73-112).

[2] Lluís Maria DE PUIG, « Coopération culturelle entre l’Europe et les pays du Sud de la Méditerranée », 8 novembre 2002, Commission de la culture, de la science et de l’éducation, doc. 9626. Il est vrai que l’aperçu historique contient un raccourci agaçant : « Ces échanges [entre chrétiens et musulmans] ont permis à l’Europe de retrouver la philosophie grecque et de découvrir la science et les technologies arabes. » TAP électronique

[3] Voir Robert REDEKER, « Face aux intimidations islamistes, que doit faire le monde libre ? », Le Figaro, 19 septembre 2006. Cette tribune, publiée en écho au discours de Ratisbonne de Benoît XVI, qui présentait l’islam comme religion de haine, a valu à son auteur des menaces de mort.